Marie Jean Antoine Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794)
Extrait de "Réflexions sur l'esclavage des Nègres", Neufchâtel, 1781.


On dit, pour excuser l'esclavage des Nègres achetés en Afrique, que ces malheureux sont ou des criminels condamnés au dernier supplice, ou des prisonniers de guerre, qui seraient mis à mort s'ils n'étaient pas achetés par des européens.
D'après ce raisonnement, quelques écrivains nous présentent la traite des Nègres comme étant presque un acte d'humanité. Mais nous observons : 
  • Que ce fait n'est pas prouvé, et n'est pas même vraisemblable. Quoi ! Avant que les Européens achetassent des Nègres, les Africains égorgeaient tous leurs prisonniers ! Ils tuaient non seulement les femmes mariées, comme c'était, dit ont, autrefois l'usage chez une horde de voleurs orientaux, mais même les filles non mariées, ce qui n'a jamais été rapporté d'aucun peuple. Quoi ! Si nous n'allions pas chercher des Nègres en Afrique, les Africains tueraient des esclaves qu'ils destinent maintenant à être vendus ! Chacun des deux partis aimerait mieux assommer ses prisonniers que de les échanger ! Pour croire des faits invraisemblables, il faut des témoignages imposants, et nous n'avons icic que ceux des gens employés au commerce des Nègres. Je n'ai jamais eu l'occasion de les fréquenter ; mais il y avait chez les romains des hommes livrés au même commerce, et leur nom est encore une injure.
  • En supposant qu'on sauve la vie des Nègres qu'on achète, on ne commet pas moins un crime en l'achetant, si c'est pour le revendre ou le réduire en esclavage. C'est précisément l'action d'un homme qui, après avoir sauvé un malheureux poursuivi par des assassins, le volerait. Ou bien si on suppose que les Européens ont déterminé les Africains à ne plus tuer leurs prisonniers, ce serait l'action d'un homme qui serait parvenu à dégoûter les brigand d'assassiner des passants, et les aurait engagés à se contenter de les voler avec lui. Dirait-on dans l'une ou dans l'autre de ces suppositions que cet homme n'est pas un voleur ? Un homme qui, pour en sauver un autre de la mort, donnerait de son nécessaire, serait sans doute en droit d'exiger un dédommagement ; il pourrait acquérir un droit sur le bien et même sur le travail de celui qu'il a sauvé.


Quoique je ne sois pas de la même couleur que vous, je vous ai toujours regardé comme mes frères. La nature vous a formés pour avoir le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs. Je ne parle ici que de ceux d'Europe ; car pour les Blanc des colonies, je ne vous fais pas l'injure de les comparer à vous ; je sais combien de fois votre fidélité, votre probité, votre courage ont fait rougir vos maîtres. Si on allait chercher un homme dans les îles de l'Amérique, ce ne serait point parmi les gens de chaire blanche qu'on  le trouverait.
Votre suffrage ne procure point de places dans les colonies ; votre protection ne fait point obtenir de pensions ; vous n'avez pas de quoi soudoyer les avocats : il n'est donc pas étonnant que vos maîtres trouvent plus de gens qui se déshonorent en défendant leur cause, que vous n'en avez trouvés qui se soient honorés en défendant la votre. Il y a même des pays où ceux qui voudraient écrire en votre faveur n'en auraient point la liberté.
Tous ceux qui se sont enrichis dans les îles aux dépens de vos travaux et de vos souffrances, ont, à leur retour, le droit de vous insulter dans des libelles calomnieux ; mais il n'est point permis de leur répondre. Telle est l'idée que vos maîtres ont de la bonté et de leurs droits ; telle est la conscience qu'ils ont de leur humanité à votre égard. Mais cette injustice n'a pas été pour moi qu'une raison de plus pour prendre, dans un pays libre, la défense de la liberté des hommes. Je sais que vous ne connaîtrez jamais cet ouvrage, et la douceur d'être béni par vous me sera toujours refusée. Mais j'aurai satisfait mon cœur déchiré par le spectacle de vos maux, soulevé par l'insolence absurde des sophismes de vos tyrans. Je n'emploierai point l'éloquence, mais la raison ; je parlerai, non des intérêts du commerce, mais des lois de la justice.
Vos tyrans me reprocheront de ne dire que des choses communes, et de n'avoir que des idées chimériques : en effet, rien n'est plus commun que les maximes de l'humanité et la justice ; rien n'est plus chimérique que de proposer aux hommes d'y conformer leur conduite.

Épître dédicatoire aux Nègres esclaves, mes amis