La déclaration des droits de l'homme et du citoyen : universalité ou relativité ?
Henri Bangou
Membre du bureau politique du parti communiste guadeloupéen.
Co-fondateur de la société d'histoire de la Guadeloupe.
Auteur de : Histoire de la Guadeloupe en trois volumes (Parue chez l'Harmattan),
La révolution et l'esclavage à la Guadeloupe 1789-1802 (Messidor/éditions sociales).

 


La portée des événements de la période révolutionnaire à saint domingue et à la Guadeloupe ne s'arrête pas à la seule réinterprétation de la personnalité de l'homme noir. Elle concerne aussi l'appréciation qu'on a pu porter sur l'universalité de la déclaration des droits de l'homme elle-même. Cette nouvelle appréhension n'est pas moins opportune quand on considère l'habitude qui est prise de lier deux époques cependant très distantes, celle de l'abbé Grégoire et celle de Victor Schoelcher, pour accréditer l'idée que l'abolition de l'esclavage des Noirs a été, en somme, l'aboutissement d'un long combat mené par une philosophie abolitionniste enfin triomphante en 1848 avec la deuxième République.
Méprise largement partagée et encouragée par les collectivités noires antillaises, victimes d'une acculturation caractérisée soit par la méconnaissance de cette tranche d'histoire, soit par l'absence d'analyse de celle-ci.
Si malgré le décret conventionnel du 16 pluviôse an II (4 février 1794), l'esclavage est pérennisé dans les eaux américaines et caraïbéennes, s'il faut attendre la seconde moitié du 19 ème siècle pour qu'il soit aboli effectivement,  c'est que, tous États confondus, cette institution ne pouvait être régie par la générosité d'une idéologie. Subordonnée qu'elle était dans son évolution à des nécessités matérielles, elle devait en épouser la logique.
Dès le 17 ème, et tout au long du 18 ème siècle, avait surgi et pris corps l'opportunité d'une politique abolitionniste avec les économistes anglais. Nous avons vu qu'en France même les magistrats royaux partageaient ces convictions. En 1785, La Fayette avait envoyé à Cayenne un certain M. de Richepray pour acheter des terres et les répartir entre les Noirs rendus à la liberté. Une lettre du Maréchal de Castries, en date du 6 juin de la même année, montrait que le roi Louis XVI avait ordonné des essais semblables. Mais il avait fallu une certaine adéquation des théories libérales avec le niveau de l'économie des pays considérés, devenus aptes à maîtriser le marché libre de la main-d'oeuvre, pour que ces théories puissent se matérialiser.
Malgré le philanthrope Wilberforce, faisant poser le problème de l'esclavage au parlement anglais, dès 1787, par son ami le ministre Pitt, ce ne fut qu'en 1833 que fut effective l'émancipation des esclaves dans les colonies anglaises de la Caraïbe. Encore que le système d'apprentissage ait retardé de plusieurs années l'application réelle de l'abolition.
Malgré Condorcet, L'abbé Grégoire et Brissot, militant dès avant 1789 pour le respect et la dignité de l'homme noir, ce ne fut qu'en 1848 que l'esclavage a été définitivement aboli à la Guadeloupe et à la Martinique.
Malgré Jefferson aux États unis, la déclaration d'indépendance de 1776, dont il est rédacteur, demeure une constitution esclavagiste, et il fallut attendre 1865 et le treizième amendement de la constitution pour y consacrer l'abolition de l'esclavage.
Au Venezuela, malgré l'engagement de Simon Bolivar vis à vis du président de la république d'Haïti, Pétion, lui apportant de façon réitérée le soutien qui lui permit de libérer les colonies espagnoles d'Amérique, ce n'est qu'en 1856 qu'intervient l'abolition de l'esclavage des Noirs qui constituait la contrepartie de cette aide haïtienne.
La déclaration des droits de l'homme de 1789 ne concernait en France qu'une certaine liberté. A fortiori, elle excluait dans les faits toute extrapolation idéaliste à l'ensemble des êtres humains, quelle que fut leur race. Mais, en introduisant dans l'évolution des institutions une logique liée aux paramètres économiques, elle rendait inévitable, à terme, la modification des relations entre agents de la production. C'est à cela que pourrait, en somme, se ramener son universalité.
En France, comme aux États Unis à la même époque, les intérêts économiques mis en jeu par l'esclavage étaient si puissants qu'il était impossible de s'engager résolument vers une politique d'émancipation universelle. Dans la mesure cependant où cette difficulté était liée à l'opinion que l'on se faisait du Noir, pour qui -prétendait on- l'état d'esclave était l'état idéal, la Révolution de 1789 a été un catalyseur appelé à provoquer dans les îles françaises à esclaves des événements de portée universelle.
Cette démonstration, menée jusqu'à ses conséquences extrêmes, parvint même à infléchir la logique matérielle évoquée plus haut. Ce fut le cas à Saint Domingue. Il s'en est fallu de peu pour qu'il en fût ainsi à la Guadeloupe. C'est à partir d'elle que la France révolutionnaire aurait pu, elle aussi, privilégier le droit et tenter une aventure conforme aux idéaux des Brissot, Condorcet et autres, et reposant, comme dirait Yves Benot, sur "une forme d'héroïsme idéologique". Mais le pouvait elle ?
Faut il conclure, comme Yves Benot le fait à propos de l'abolition de l'esclavage, que, "Si la Révolution, encore sous le régime de l'économie coloniale jusqu'à la guerre avec l'Angleterre, rencontre des difficultés dans ce domaine, ce n'est pas tant parce qu'elle est bourgeoise, mais parce qu'elle ne l'est pas encore jusqu'au bout, puisque la fin de l'esclavage, loin de gêner le capitalisme en France, marquera le début de son expansion" ?
Comme on le voit, le bicentenaire de la Révolution de 1789 n'est pas seulement une occasion de remise en question de notions traditionnelles propagées et reçues. C'est aussi la reconsidération d'un faisceau d'événements dont l'évolution ne peut s'expliquer qu'en référence à la globalité de l'histoire des peuples, et la nature des relations que leurs économies respectives ont engendrées. Celles ci ont pu, pendant toute une période, bâtir une idéologie ayant pour conséquence une certaine aliénation des consciences des propres victimes de cette idéologie et, en tout cas, une marginalisation de l'histoire des peuples noirs.
Il a fallu, au delà des échéances économiques incompatibles avec le maintien de leur aliénation physique, que surgisse l'important courant d'idées que fut la négritude pour ébranler les fondements de cette hiérarchisation raciale. Sans nier le courage et le rôle des philanthropes des 18 ème et 19 ème siècles, il fallait à l'historiographie noire davantage que la Marseillaise de Lamartine ou le Bug-Jargal de Hugo, les écrits d'Aimé Césaire sur les mêmes sujets, tels son Toussaint Louverture, son Roi Christophe annoncés par son discours sur le colonialisme.
De même, s'il était opportun que, pour éviter toute déviation raciste à rebours, l'écrivain haïtien René Depestre dise bonjour et adieu à la négritude, l'histoire de la période révolutionnaire liée au trafic négrier et à l'esclavage aux Antilles montre bien l'importance que revêtaient pour les peuples noirs un tel mouvement et son écho partout ou l'Afrique et sa diaspora étaient concernées.
C'est en prenant en considération tout cela que l'on pourra faire avancer l'heure à laquelle l'histoire tout court sera débarrassée définitivement de ce reste d'une autre de ses impuretés : le colonialisme.
 
 
 

Extrait du livre  La révolution et l'esclavage à la Guadeloupe  1789-1802

 
 

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