Ils
ont fouillé dans tous les trous de mon corps, jusque dans le fondement
!
M'ont récurée bien propre.
Faut faire envie et pas pitié. Et redressez vous ! Faut que
les chalands voient avec leurs deux yeux que vous êtes des nègres
vaillants et bien portants.
Faut avoir l'air saint et gai ! Et faites pas vos mauvaises mines !
Approchez ! Eh ! C'est de la qualité ! On n'en fait plus des
comme ça de nos jours !
Vous en aurez de l'usage, c'est moi qui vous le dis ! Cette négresse
là, oh ! elle peut faire jusqu'à quinze négrillons
! Pour ce prix c'est donné !
Belle pièce, hein ! Et des dents saines. Tâtez moi cette
chair ferme et ces jarrets !
Ouvrez la gueule, comptez les dents ! Pas un chicot, j'vous dis !
Les gens me tournaient alentour et le maquignon faisait l'article.
Ils ouvraient ma bouche, écartaient mes lèvres et comptaient
mes dents.
Ils pinçaient ma chair.
Ils prenaient mes seins dans leurs mains et les soupesaient.
Ils me sentaient comme pour voir si j'étais pas rien qu'une
viande avariée.
Ils se baissaient pour voir jusque dans mon fondement. Ils me tournaient
autour.
Allez-y, vous pouvez toucher ! Approchez ! Approchez ! Vous verrez
pas des pièces de cette qualité sur le marché de Basse-Terre
!
Ils me regardaient.
Ils me tournaient autour.
Et dans leurs yeux, je n'étais qu'une bête sans âme
ni sentiment. Dans leurs yeux, ils me voyaient servir leurs cannes. Ils
me voyaient sans me voir, m'imaginaient déjà en d'autres
lieux à la tâche dans leurs champs de cannes.
Ils jaugeaient mes bras et mes jambes.
Ils mesuraient mes hanches et comptaient leurs sous en même temps
que les négrillons qui sortiraient de mon ventre.
Et vous aurez peu de frais, jurait le maquignon. Ceux-là mangent pas gras, ils se contentent de ce qu'on leur donne, un rien du tout. Et doux ! Pas rebelles je suis réputé pour ça ! Je sais reconnaître les rebelles, ceux qui causent des ennuis, je les sens à des lieues...
Et redressez vous, bande de nègres ! On vous a pas tirés
de si loin pour que vous soyez invendus. Faut faire envie et pas pitié
! Sinon pas un de ces messieurs voudra vous acheter et vous resterez sans
maître ! C'est ça que vous voulez ? Rester sans un bon maître
qui prendra soin de vous !
Allez, redressez vous !
Plus vite vous serez vendus, plus vite vous serez tranquilles !
On va revenir ! On fait le tour du marché !
Eh ! ne vous laissez pas abuser par les autres maquignons. Moi, je fais que de la qualité ! Quinze négrillons qui sortiront de cette négresse qui vous fait envie ! Quinze ! pas un de moins !
J'ai été vendue à un M. de C. qui avait une grande
plantation et une sucrerie réputée dans le nord du pays.
Après deux ans, il m'a revendue à un M. de G. qui m'a
placée à l'atelier. Quand il est mort, ses héritiers
m'ont revendue avec mes enfants à un M. de J. qui m'a remise à
couper et amarrer des cannes.
J'ai porté huit enfants. Trois sont morts avant l'âge
d'un an. Les autres ont été vendus je sais plus de quel côté.
Clarisse
Extrait de "Femmes des Antilles, traces et voix"
de Gisèle Pineau et Marie Abraham
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