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Le  combat non violent

Article paru dans le journal protestant "christian century" le 06/02/1957, après la victoire contre la ségrégation des bus à Montgomery (Alabama).


Il est courant de remarquer que la crise survenue dans le domaine des relations raciales domine aujourd'hui la vie américaine. Cette crise a été précipitée par deux facteurs : la résistance déterminée que les éléments sudistes réactionnaires opposent aux décisions capitales de la cour suprême interdisant la ségrégation dans les écoles publiques, d'une part, et d'un changement radical dans la façon dont les Noirs se considèrent eux-mêmes, d'autre part. Alors que dans les assemblées législatives sudistes les formules de défis résonnent ouvertement, avec des appels à "l'interposition" et à la "nullification", alors que surgit une version moderne du Ku Klux Klan sous la forme de conseils de citoyens blancs "respectables", une modification révolutionnaire s'est produite dans l'idée que le Noir se fait de sa propre nature et de sa destinée. Naguère, il se tenait pour inférieur et supportait patiemment l'injustice et l'exploitation dont il était victime. Ces jours sont révolus. 

Les premiers Noirs ont débarqué sur nos rives en 1619, un an avant les Pères Pèlerins. Ils avaient été amenés d'Afrique et, contrairement aux Pères Pèlerins, c'était à leur corps défendant, en qualité d'esclaves. Pendant toute l'ère de l'esclavage, le Noir avait été traité de façon inhumaine. Il était tenu pour un objet usuel et non pour une personne digne de respect. Il n'était qu'un rouage dépersonnalisé dans la vaste machine de la plantation. Le fameux arrêt Dred Scott de 1857 illustre bien quel était son statut, au temps de l'esclavage. Cette décision de la cour suprême des États Unis établissait, en substance, que le Noir n'était pas un citoyen comme les autres mais un simple objet de propriété soumis à la volonté de son détenteur. 

Après l'émancipation survenue en 1863, le Noir avait continué de se trouver en butte à l'oppression et à l'inégalité. Il est vrai que, durant un certain temps, pendant que l'armée d'occupation nordiste campait dans le Sud et que le régime dit de reconstruction demeurait en vigueur, les anciens esclaves bénéficièrent d'une certaine prééminence et d'un pouvoir politique réel. Mais ils furent vite submergés par la majorité blanche. 
En 1896, en application de l'arrêt Plessy C. Fergusson, une nouvelle forme d'esclavage vit le jour. Cette décision de la cour suprême établissait que la doctrine "séparés mais égaux" avait désormais force de loi dans le pays. On découvrit bientôt que les effets concrets de cette doctrine étaient de faire appliquer strictement la "séparation" mais que nul n'avait la moindre intention de respecter "l'égalité". Aussi la doctrine Plessy aboutit elle à plonger le Noir dans les abîmes d'une exploitation où il subit les tristes conséquences d'une injustice hargneuse. 

Réduits à vivre dans ces conditions, bien des Noirs avaient perdu toute confiance en eux-mêmes. Ils en avaient fini par croire qu'ils étaient peut-être des sous-hommes. Aussi longtemps que le Noir adopta cette attitude de soumission et accepta la "place" qui lui était assignée, une sorte de paix raciale fut maintenue. Mais c'était une paix difficile dans laquelle le Noir se voyait contraint de se soumettre patiemment à l'insulte, à l'injustice et à l'exploitation. C'était une paix négative. Une véritable paix n'est pas seulement l'absence de certaines forces négatives -tension, confusion ou belligérance-, elle suppose la présence de certaines forces positives -justice, bonne volonté et fraternité. 

Pourtant les circonstances avaient poussé le Noir à voyager davantage. Quittant les plantations et le milieu rural, il avait émigré vers les agglomérations urbaines industrielles. Son niveau de vie matérielle se mit à s'élever progressivement, et son analphabétisme paralysant à diminuer. Des myriades de facteurs contribuèrent à mener le Noir vers une conception nouvelle de lui même. En tant qu'individu ou en tant que groupe, il commença à se réévaluer. Aussi en vint il à sentir qu'il était une personne. Sa religion lui révéla que Dieu aime également tous ses enfants et que l'important chez un homme "ce n'est pas ce qu'il a de spécifique mais ce qu'il a de fondamental", non pas la texture de ses cheveux ou la couleur de sa peau mais la qualité de son âme. 

Ce nouveau respect de lui même et ce sentiment de sa propre dignité, de la part du Noir, minèrent la paix négative qui régnait dans le Sud, pour autant que l'homme blanc refusa le changement. La tension dont nous sommes aujourd'hui témoins, quant aux relations raciales, peut s'expliquer en partie par ce bouleversement révolutionnaire dans l'évaluation du Noir par lui même, et le fait que celui-ci est déterminé à lutter et à accepter les sacrifices jusqu'à ce que les murailles de la ségrégation soient pleinement détruites sous les coups des béliers de la justice. 

Si le Noir américain est déterminé à conquérir sa liberté et à se libérer de l'oppression sous toutes ses formes, cette volonté prend sa source en un même et profond désir de liberté qui s'est emparé de tous les peuples opprimés dans le monde entier. Le tempo dynamique d'un mécontentement bien enraciné en Afrique et en Asie fait entendre son battement au cœur d'une recherche de la liberté et de la dignité humaine, chez bien des peuples longtemps victimes du colonialisme. La lutte pour la liberté, de la part des peuples opprimés en général et du Noir américain en particulier, a pris lentement forme; elle ne va pas cesser du jour au lendemain. Les privilégiés cèdent rarement leurs privilèges sans une forte résistance. Mais quand les opprimés se dressent contre l'oppression ils ne s'arrêtent pas en chemin avant d'avoir obtenu leur liberté complète. Le réalisme nous oblige à admettre que le combat se poursuivra jusqu'à ce que la liberté  devienne une réalité pour tous les peuples opprimés du monde entier. 

D'ou la question fondamentale qui se pose à tous les opprimés de la planète : comment livrer ce combat contre les forces de l'injustice ? Deux réponses sont possibles. L'une consiste à recourir aux méthodes trop répandues de la violence physique et d'une haine corrosive. Le danger de ce moyen réside dans sa futilité. La violence ne résout pas les problèmes sociaux; elle se contente d'en susciter de nouveaux et de plus compliqués. Depuis les temps les plus reculés, une voix crie à chaque émule potentiel de Pierre : "Remets ton épée au fourreau !" (Jean 18 : 11). Les rivages de l'histoire sont tout blancs des ossements pâlis laissés par les clans et nations qui ont négligé ce commandement. Si le Noir américain et les autres victimes de l'oppression succombent à la tentation de recourir à la violence dans leur lutte pour la justice, les générations à naître vivront dans la nuit désolée de l'amertume, et leur principal héritage sera le règne infini du chaos. 

Pour qui refuse la violence, reste la résistance non-violente. Le mahatma Mohandas K. Gandhi, qui a rendu cette méthode célèbre parmi les membres de notre génération, s'en est servi pour libérer l'Inde de la domination de l'empire britannique. On peut alléguer cinq arguments en faveur du recours méthodique à la non-violence pour améliorer la situation raciale. 

Premièrement, il ne s'agit pas d'une méthode réservée aux couards mais d'une résistance authentique. Le résistant non violent est tout aussi vigoureusement opposé aux maux contre lesquels il proteste que le partisan de la violence. Sa méthode est dite passive ou non agressive en ce sens qu'il n'attaque pas physiquement son opposant. Mais son esprit et son cœur sont sans cesse en éveil, il cherche constamment à convaincre l'autre de ses erreurs. Si la méthode est passive, quant au physique, elle n'en suppose pas moins une action spirituelle intense; à l'agression physique, elle substitue une agression spirituelle dynamique. 

Deuxièmement, la résistance non violente ne vise pas à vaincre ou à humilier l'adversaire mais à gagner son amitié et sa compréhension. Le résistant non violent doit souvent exprimer sa protestation par un refus de coopérer ou par des boycotts, tout en sachant que ce ne sont pas là des fins en soi mais seulement des moyens destinés à susciter dans l'autre camp un sentiment moral de honte. L'objectif est la rédemption et la réconciliation. La non violence débouche sur la création d'une communauté d'amour, alors que la violence débouche sur l'amertume et la tragédie. 

La troisième caractéristique de cette méthode c'est que l'attaque est dirigée contre les forces du mal plutôt que contre les personnes saisies par le mal. Ce sont ces forces mauvaises que nous cherchons à détruire et non les personnes dont elles se sont emparées. Ceux d'entre nous qui luttent contre l'injustice raciale doivent en venir à constater qu'à la base la tension n'est pas une affaire entre deux races. Comme j'aimais à le dire aux habitants de Montgomery, dans l'Alabama : "Ce n'est pas entre les Blancs et les Noirs qu'il existe une tension dans notre ville. En réalité, c'est entre la justice et l'injustice, entre les forces de la lumière et celle des ténèbres. S'il y a une victoire, que ce ne soit pas seulement celle de cinquante mille Noirs, mais celle de la justice et des forces de la lumière. Nous sommes entrés en lice contre une injustice et non contre les Blancs qui peuvent avoir pratiqué cette injustice." 

Un quatrième argument qu'il faut alléguer à propos de la résistance non violente c'est qu'elle ne se contente pas d'écarter toute violence extérieure et physique mais également toute violence intérieure de l'esprit. Au cœur de la non violence se tient le principe d'amour. En luttant pour la dignité humaine les peuples opprimés du monde entier doivent s'interdire de tomber dans l'amertume ou de se laisser aller à des campagnes de haine. Répliquer par la haine et l'amertume ne peut qu'intensifier la haine dans le monde. Dans le cours des événements, il faut bien que quelqu'un manifeste assez de bon sens et de moralité pour briser l'enchaînement de la haine. Nous ne pourrons y parvenir qu'en projetant l'éthique de l'amour au cœur de notre vie. 

En évoquant l'amour, à ce stade, nous ne faisons pas allusion à quelque allusion sentimentale. Il serait absurde de demander aux hommes d'aimer leurs oppresseurs au sens où cela impliquerait de l'affection. "L'amour", en cette occurrence, désigne une bonne volonté compréhensive. Il existe trois mots pour désigner l'amour dans la version grecque du nouveau testament. Tout d'abord le mot éros. Dans la philosophie Platonicienne éros désigne la nostalgie de l'âme en quête du domaine du divin. Le terme en est venu à signifier une sorte d'amour romantique ou esthétique. Ensuite il y a la philia. Elle désigne l'affection intime entre amis. La philia suppose une sorte d'amour réciproque : on aime parce que l'on est aimé. Quand nous parlons d'aimer nos ennemis; nous ne faisons allusion ni à l'éros ni à la philia; il 'agit d'un amour qu'exprime le mot grec agape. Agape n'évoque rien de sentimental ni de foncièrement affectueux mais une compréhension, une bonne volonté rédemptrice envers tous les hommes, un flot d'amour qui ne demande rien en retour. C'est l'amour de Dieu, à l'œuvre dans nos vies humaines. Quand nous aimons d'agape, nous aimons les hommes non parce qu'ils nous plaisent, ni que nous sommes séduits par leurs attitudes et leurs manières, mais parce que Dieu les aime. Nous nous élevons ici à la hauteur de celui qui aime l'auteur d'une mauvaise action tout en haïssant son méfait. 

Enfin, la méthode de la non violence est fondée sur la conviction que l'univers est du côté de la justice. C'est cette foi profonde en l'avenir qui pousse le résistant non violent à accepter la souffrance sans répliquer. Il sait que dans son combat pour la justice, il est accompagné d'une présence cosmique. La conviction que Dieu est du côté de la vérité et de la justice nous vient de la longue tradition de notre foi chrétienne. Il est quelque chose, au cœur même de notre foi, qui nous rappelle que si le Vendredi Saint dure toute une journée, il fait place aux roulements triomphants des tambours de pâques. Le mal peut faire tourner les événements de telle sorte que César occupe un palais et Jésus une croix, mais vient un jour où ce même Jésus se dresse et partage en deux ères -avant et après Jésus Christ- de sorte que le règne même de César doit être daté du nom du Christ. C 'est ainsi qu'à Montgomery nous pouvons marcher sans crainte car nous savons qu'il y aura un grand rassemblement champêtre sur la terre promise de la liberté et de la justice. 

Voilà en résumé ce qu'est la résistance non violente. C'est une méthode qui met à l'épreuve la volonté de tous les peuples en lutte pour la liberté et la justice. Dieu veut que nous marchions au combat avec discipline et avec dignité. Que tous ceux qui subissent l'oppression en ce monde rejettent les méthodes des représailles et de la violence, toujours vouées à l'échec, et choisissent la voie qui conduit à la rédemption. Si nous utilisons cette méthode avec sagesse et avec courage nous sortirons de la nuit désolée et lugubre où l'homme manifeste son inhumanité envers l'homme et nous émergerons dans l'aube brillante de la liberté et de la justice. 
 
 

 

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