Victor Schoelcher   (1804-1893)


Détruire l'absurde préjugé [...] contre les Noirs et les sang mêlés est impossible tant que l'esclavage subsistera, autrement dit, les moyens nécessaires pour arriver à l'extirpation de ce préjugé sont incompatibles avec l'existence de l'esclavage.
Le préjugé contre la couleur des Noirs se lie intimement au fait de la domination et de l'oppression physique que l'homme blanc exerce sur le Noir. Un préjugé analogue est inhérent à toute supériorité d'un homme sur un autre [...] ; or, cette incapacité est devenue une certitude pour ceux qui l'admettent uniquement parce que les uns se sont contenté de regarder les Nègres dans l'esclavage et que les autres ont cru les maîtres sur parole. Nous ne contestons pas que l'état moral des esclaves dans les colonies ne puisse justifier cette opinion fatale à toute leur race ; nous les avons approchés, nous les connaissons, et nous savons jusqu'à quel point de dégradation ils sont descendus ; mais c'est ici qu'il faut bien distinguer l'effet de la cause.
Les Noirs ne sont pas stupides parce qu'ils sont noirs, mais parcequ'ils sont esclaves.
L'infériorité intellectuelle des hommes en servitude n'est pas chose nouvelle ; les comédies antiques sont pleines de traits contre l'imbécillité des esclaves. Aristote prétend tout net qu'ils n'ont qu'une demi âme. Les Romains, malgré leurs marchands, leurs instituteurs, leurs médecins et leurs rhéteurs esclaves, n'avaient pas plus de considération pour la classe en général. L'atrophie de toute faculté d'esprit est au fond de toute servitude, blanche ou noire. Il y a longtemps qu' Homère a fait dire à Eumée : "Le jour de l'esclavage, ainsi l'a voulu le puissant Jupiter, dépouille un mortel de la moitié de sa vertu."
On parle de l'avilissement, de la stupidité des Noirs en colonie ; mais n'est-ce pas le produit de l'esclavage, et l'esclavage n'a-t-il pas ce résultat partout où il existe, sur quelque nature d'homme qu'il pèse de son poids de plomb ? Les Blancs même d'Europe n'en éprouvent ils pas les mêmes effets ? [...] Les fauteurs de l'esclavage vont ils dire  que les serfs russes, polonais et valaques sont des Nègres Blancs, des Blancs de l'espèce noire et faits pour être esclaves ? L'esclavage abrutit Blancs ou Noirs, voilà toute la vérité [...].
Nous voulons donc établir que la prétendue pauvreté intellectuelle des Nègres est une erreur créée, entretenue, perpétuée par l'esclavage ; conséquemment, ce n'est point leur couleur mais leur servitude qu'il faut haïr.
Abolition de l'esclavage, examen critique du préjugé 
contre la couleur des Africains et des sang-mêlés, 1840




 

L'esclave le mieux traité a besoin d'être abruti pour ne pas souffrir. On abuse moins du fouet envers lui que par le passé, mais il est toujours conduit avec cet ignoble instrument de supplice, le fouet punit ses fautes et le menace tant qu'il demeure au travail. Il est dépouillé de tous les droits naturels, il ne possède rien légalement, il ne peut pas même acheter sa liberté, à moins que le maître ne consente à la lui vendre ; il n'a pas de volonté, pas d'état civil, pas de caractère politique, pas de salaire pour son labeur ; la famille est impossible pour lui, car ses enfants appartiennent à son maître, qui a la faculté de les lui enlever. Assimilé au bétail, on le vend ainsi que du bétail ; le caprice, la faillite ou la mort de son maître changent les conditions de sa vie malgré lui, et le transportent d'un lieu à un autre sans qu'il puisse opposer la moindre résistance [...]. Quelque et pénible  et douloureuse que soit la situation des pauvres parmi nous, n'est-ce pas une irritante impiété d'oser la mettre en parallèle avec celle du laboureur colonial, de ce malheureux déclaré par la loi chose mobilière, réduit à l'état d'un animal domestique, mené aux champs à coups de fouet comme les bœufs, adjugé aux enchères comme un outil, soustrait à la protection du pouvoir public et livré à la volonté suprême  d'un autre homme. Est-il permis de rapprocher le sort d'une ouvrière, tel affligeant qu'il puisse être, de celui de ces femmes esclaves qu'un planteur fait dépouiller et livrer à un impudique châtiment, de ces créatures misérables auxquelles on ravit jusqu'à la pudeur de leur corps, de ces pauvres mères qui n'ont rien à elles, rien, pas même leurs enfants.
 

De la pétition des ouvriers pour l'abolition
immédiate de l'esclavage, 1844



 

Vous prétendez, Monsieur, que les abolitionnistes doivent se tenir pour satisfaits et attendre, parce que la cause de l'abolition est gagnée ; mais ces victimes de l'arbitraire dominical, ces victimes de la servitude dont le jour lugubre de la cour d'assises révèle quelquefois les tortures, vous semble-t-il donc qu'elles puissent attendre ? Est-ce témoigner une impatience folle que d'exiger leur prompte délivrance ? Il est bon d'apporter du calme aux choses politiques, mais ce n'est pas le moment de faire des réserves quand il s'agit de réparer une séculaire iniquité, aussi monstrueuse en droit qu'atrocement barbare en fait. Les gens qui souffrent veulent et doivent être immédiatement secourus. Une société où les uns sont battus et les autres empoisonnés, ne peut paraître acceptable qu'à ceux qui sont sûrs de toujours battre et qui espèrent n'être jamais empoisonnés. Dans le temps et dans l'espace quelques jours ne sont rien et l'on n'y doit pas regarder, mais quand les délais se peuvent calculer par des coups de fouets et des meurtres, il n'y a pas, chez ceux qui exigent tant de ménagement, fort loin de la prudence à la barbarie.

Extrait de "Colonies étrangères et Haïti : 
résultat de l'émancipation anglaise", 
Paris, Pagnerre, 1842-1843.